par Richard Stallman
Titre complet : L'éthique du système GNU/Linux et de la
communauté des logiciels libres, les tâches à accomplir et les risques à
envisager
Discours donné à LinuxExpo Paris (CNIT de La Défense) le 30 janvier 2002 ;
enregistrement audio
Ce discours a été donné en français ; il ne s'agit pas d'une traduction.
[Début de l'enregistrement]
Il s'agit du logiciel libre. Mais qu'est-ce que ça veut dire le logiciel libre ?
Je peux décrire le logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité.
(Applaudissements.)
Liberté, parce que tout le monde est libre d'utiliser le programme de toutes les manières utiles, rechercher dans le code ce que fait vraiment le programme, faire des améliorations ou des changements personnels selon les besoins, partager le programme avec le voisin, sortir une version améliorée pour que les autres puissent avoir plus de fonctionnalités.
Un programme libre appartient à la connaissance humaine ; un programme propriétaire, non. Avec un [logiciel] propriétaire, l'utilisateur a perdu la liberté, surtout la liberté de coopérer avec le voisin. C'est pour ça que la Fraternité entre ; parce que Fraternité veut dire : aider le voisin. Mais comment aider le voisin si c'est interdit de le faire ? Le logiciel propriétaire c'est l'interdiction de la fraternité.
Égalité, parce que tout le monde possède les même droits dans l'utilisation du programme. Il ne faut pas être privilégié pour pouvoir utiliser le programme. Pas besoin d'être privilégié pour pouvoir faire des changements ou même regarder ce que fait vraiment le programme, s'il fait des nuisances ou non.
Dans les années 80, depuis le lancement du mouvement en 1984, quand j'ai commencé à écrire le système d'exploitation GNU, les gens pour la plupart se moquaient de l'idée de logiciel libre. Parfois ils disaient « Ah oui, c'est une bonne idée théoriquement mais vous n'arriverez jamais à avoir un système d'exploitation entièrement libre. C'est un rêve. »
Mais dans les années 90, quand nous étions arrivés à avoir un système entier, le système GNU avec Linux le noyau, il y avait beaucoup de gens attirés par le logiciel libre, par les bienfaits techniques, par les avantages comme puissance et fiabilité. Et parmi eux, il y en avait beaucoup qui n'étaient pas conscients des issues, des questions éthiques, politiques, sociales. Pour lesquels il ne s'agissait que de rentabilité, d'efficacité, de fiabilité au lieu de liberté, d'égalité, et de fraternité. C'est ça l'origine du mouvement « open source ». Parmi ces gens qui ne désiraient pas parler des questions éthiques ou politiques, qui désiraient au contraire éviter ces questions. Dans l'année 98, ils ont lancé leur mouvement « open source » qui évite de manière studieuse d'aborder ces questions. Ils ne parlent que des bienfaits pratiques et je suppose que parmi les conférenciers avant moi, vous avez entendu beaucoup de ces idées. Il incombe à moi d'ajouter ce qu'ils ne disent pas.
Je ne veux pas dire que ces gens ne font rien d'utile parce qu'ils ont écrit beaucoup de logiciels libres qui maintenant font partie du système GNU/Linux. Ils sont, pas tous mais beaucoup, sont des vrais contributeurs de la communauté des logiciels libres. Mais l'omission des questions politiques est très dangereuse pour notre avenir. Cette omission est devenue plus fréquente parce que les gens ont trouvé deux manières de cacher l'origine de la communauté de la vue des utilisateurs pour la plupart. Deux confusions qui ont cet effet.
La première confusion c'est entre GNU et Linux. Vous pouvez voir beaucoup d'affiches disant Linux, voici Linux Expo, Linux Monde. Beaucoup de monde a l'idée que le système entier c'est Linux. Et que le développement du système entier a commencé en 91, a été commencé par Linus Torvalds et avec pour but seulement de s'amuser, aucun but plus profond que ça. Ce n'est pas vrai. Dans les détails ce n'est pas vrai mais peut-être une erreur des détails ne fait pas beaucoup de mal. Si on suppose que le développement a commencé en 91 au lieu de 84 ça ne fait rien. Cela amène les gens à supposer que le système existe seulement pour s'amuser pas pour libérer les utilisateurs des ordinateurs et ça c'est une erreur très profonde et très dangereuse parce que ça facilite aux gens d'éviter les questions éthiques et politiques. Il est très facile de parler toute la journée au sujet de Linux sans aborder ces questions les plus importantes. Il y a un an, j'ai fait une intervention à ce sujet, et puis quelqu'un dans l'assistance est venu me dire « Ça fait cinq ans que je travaille dans la communauté et voici la première fois que quelqu'un m'a mentionné qu'il y a une question de liberté au fond ». La connaissance de la question de liberté, égalité, fraternité est presque perdue dans notre communauté. Il faut des efforts pour éduquer les gens, pour diffuser la conscience de ces questions. Il vous faut des efforts, moi je ne suffis pas.
La deuxième confusion c'est l'idée de confondre le mouvement des logiciels libres avec l'autre mouvement « open source ». Les gens de « open source » ont le droit légitime de promouvoir leurs opinions, bien sûr. Mais ils ont attaché leur étiquette à notre travail et à nous, ce qui n'est pas correct. Souvent il y a des articles dans la presse qui m'identifient comme « père du mouvement open source » et chaque jour je reçois des courriers où les gens m'invitent à faire un travail avec eux au nom d'« open source ». C'est vraiment ironique et triste. Que dire à quelqu'un qui me félicite pour le grand succès d'« open source » croyant que je suis adhérent de ce mouvement ? Peut-être se tromper du nom ce n'est pas grand chose mais avec l'autre nom il y a d'autres idées aussi et voilà le problème parce que les gens qui pensent que je suis adhérent de l'autre mouvement supposent que je suis d'accord avec leurs idées, ce que je ne suis pas. Et les idées qui nous ont livré ce système libre peuvent facilement être oubliées et perdues si nous ne faisons pas des efforts pour les garder dans la conscience du public. Mais si les gens écrivent du logiciel libre, est ce qu'il signifie grand chose qu'ils ne disent pas liberté, qu'ils ne disent pas logiciel libre ? Peut-être oui, peut-être non. Ça dépend des circonstances. Parce que quand il n'y a pas d'obstacle, quand il ne s'agit que de faire l'effort d'écrire un programme, peut-être les motivations n'importent pas. Il y en a assez de gens motivés par les idées de « open source » à écrire des programmes libres. Bien, si nous arrivons à avoir assez de programmes comme ça, il n'y a pas de problème. Mais parfois il y a des obstacles, des obstacles très grands, des obstacles très difficiles à surmonter, et même des interdictions légales à écrire des programmes libres. Et quand il s'agit de se battre pendant des années contre des obstacles imposés au public, il faut une motivation très forte. Le désir de s'amuser ne suffit pas pour ça. Pour écrire un programme, oui. Parce que pour les grands développeurs c'est vraiment très amusant d'écrire un programme puissant et très utile. Mais pour se battre contre l'opposition il faut quelque chose de plus fort. Il faut la motivation de défendre nos libertés.
C'est comme ça que les gens seulement éduqués dans le mouvement « open source » sont prêts à accepter le manque de logiciels libres pour cette tâche-ci ou cette tâche-là quand il y a un tel obstacle. Par exemple, aujourd'hui il n'est pas rare que les fabricants de matériel ne divulguent pas le mode d'emploi. C'est secret. La seule chose qu'ils offrent c'est des pilotes binaires, sans code source, pas libres. Qu'est-ce qu'il faut faire ? Il ne s'agit pas que d'écrire un programme parce que les détails de ce qu'il faut faire ne sont pas disponibles à notre communauté. Que faire ? Il y a deux chemins. Le chemin de reverse-engineering [ingénierie à rebours], ce qui est un très grand travail que les fabricants cherchent à interdire. Il y a aussi le chemin de pression du marché, inciter les gens à ne pas acheter ce matériel mais ça aussi exige un effort, un effort qui ne se fait pas beaucoup. Nous avons besoin des gens pour organiser cet effort dans le marché, le boycottage de ces produits avec le mode d'emploi secret. J'ai maintenant un laptop [ordinateur portable] où j'utilise le système GNU/Linux libre mais dans la version nouvelle du même produit, le système libre ne fonctionne pas. Techniquement, le système de fenêtrage ne fonctionne pas dans une version libre. Il y a une version binaire, pas libre, offerte par le fabricant. Ce n'est pas acceptable parce qu'elle ne respecte pas nos libertés. Comment organiser les gens au refus de ce produit ? Est ce qu'il y a quelqu'un qui veut faire ce travail ? Parce que si oui, il faut m'envoyer un courrier. Je veux bien lancer des efforts dans ce champ.
Il y a des problèmes bien plus grands : les interdictions légales contre le développement des programmes libres pour ce travail-ci ou ce travail-là. L'Europe vient d'accepter une directive européenne interdisant le développement indépendant des programmes pour accéder aux données publiées d'une manière cryptée, comme les disques vidéo, comme la musique Real Audio, comme les livres électroniques. À bas les livres électroniques, j'espère qu'ils feront tous faillite. [Applaudissements] Je n'ai rien contre l'idée de lire des livres sur l'écran. Si ça vous convient, bien. Mais si un livre ne vous vous offre pas le droit de le prêter au voisin, de le vendre en livre d'occasion ou de l'acheter sans donner votre nom à une base de données, si un livre ne vous offre pas le droit de le garder [indéfiniment] et de le lire [un nombre de fois illimité], il faut le refuser. C'est une loi très dangereuse qu'il faut chercher toujours à annuler. C'est comme la loi américaine DMCA au nom de laquelle Dimitri S. a été arrêté aux États-Unis. Il [y a eu une époque] où les visiteurs américains en Russie étaient en danger d'être arrêter pour des raisons idiotes. Maintenant c'est l'inverse.
Mais [il y a] même pire : c'est le danger des brevets informatiques ; parce que n'importe quel travail dans n'importe quel champ de l'informatique peut être interdit par un brevet si il y a des brevets informatiques. Mais cette question, avoir ou ne pas avoir des brevets, c'est une question politique. Vivre en Europe maintenant, la communauté des logiciels libres a fait des grands efforts pour empêcher l'acceptation des brevets informatiques en Europe. Ici en France il y a de l'opposition parmi les officiels mais il faut qu'ils reçoivent beaucoup d'opposition de chez le public. Il faut dire à vos députés que vous êtes contre les brevets informatiques. Et pourquoi est-ce que les brevets informatiques sont si dangereux ? C'est parce que n'importe quelle idée, n'importe quelle manière de manipulation des données, n'importe quelle fonctionnalité peut être brevetée. Il ne s'agit pas de breveter un programme ; cela ne serait pas si dangereux de breveter un programme. Parce que comme ça si vous écrivez un autre programme, pas de problème. Mais le problème existe parce que le brevet s'applique à une idée et si vous écrivez un programme utilisant cette idée, c'est interdit. Mais dans chaque programme il faut utiliser beaucoup, beaucoup d'idées ; il faut utiliser les idées déjà connues. Personne n'est assez intelligent pour réinventer de nouveau l'informatique. Pour écrire un programme, un programme innovant, il faut avoir de nouvelles idées à mélanger, à combiner avec les idées déjà connues. Il faut faire un grand travail, écrire des lignes de code, des détails, pour implémenter les idées en combinaison. Mais si une de ces idées est brevetée par quelqu'un d'autre déjà, le programme est interdit. C'est comme ça que les brevets informatiques gênent même le progrès de l'informatique. Ce qui est amusant parce que le but supposé du système de brevets c'est d'inciter le progrès, et dans notre champ, l'informatique, le résultat est le contraire. Mais c'est surtout néfaste pour le logiciel libre parce que pour une entreprise qui développe un programme propriétaire, il y a peut-être la possibilité de négocier les licences pour l'utilisation des idées brevetées. Pour nous c'est très très difficile, nous ne pouvons pas payer pour ces licences. Pour la plupart, pas toujours, il y a des entreprises qui développent du logiciel libre comme vous avez vu ce matin, la plupart des développeurs sont des individus qui le font pour des buts non-lucratifs, qui ne peuvent donc pas payer pour être permis de servir l'humanité. Prière donc de vous mettre en contact avec votre député à ce sujet ; cherchez à APRIL et à EuroLinux (même si cette organisation porte un nom incorrect, elle fait des travaux très utiles dans ce champ) pour des avis au sujet de comment agir contre les brevets informatiques.
Bien ; à ce moment je crois que je dois demander des questions.
Autre question ? Ah non, c'est dommage mais je dois retrouver mon visa pour le Brésil. Je vais au Brésil demain.
(Nombreux applaudissements)
OK, d'accord. Il paraît que vous exigez quelque chose de plus. (Rires). Voici donc la chanson du logiciel libre. Mais je ne me souviens plus des mots français. C'est dommage, je dois le chanter en anglais.
Hum…
Join us now and share the software;
You'll be free, hackers, you'll be free.
Join us now and share the software;
You'll be free, hackers, you'll be free.
Hoarders may get piles of money,
That is true, hackers, that is true.
But they cannot help their neighbors;
That's not good, hackers, that's not good.
When we have enough free software
At our call, hackers, at our call,
We'll throw out those dirty licenses
Ever more, hackers, ever more.
Join us now and share the software;
You'll be free, hackers, you'll be free.
Join us now and share the software;
You'll be free, hackers, you'll be free.
(Nombreux applaudissements)
Happy Hacking !
Qui veut lancer le développement d'un dictionnaire français-anglais anglais-français libre ?
[Fin de l'enregistrement]