From 1ae0306a3cf2ea27f60b2d205789994d260c2cce Mon Sep 17 00:00:00 2001 From: Christian Grothoff Date: Sun, 11 Oct 2020 13:29:45 +0200 Subject: add i18n FSFS --- .../articles/fr/danger-of-software-patents.html | 1518 ++++++++++++++++++++ 1 file changed, 1518 insertions(+) create mode 100644 talermerchantdemos/blog/articles/fr/danger-of-software-patents.html (limited to 'talermerchantdemos/blog/articles/fr/danger-of-software-patents.html') diff --git a/talermerchantdemos/blog/articles/fr/danger-of-software-patents.html b/talermerchantdemos/blog/articles/fr/danger-of-software-patents.html new file mode 100644 index 0000000..cedcaf7 --- /dev/null +++ b/talermerchantdemos/blog/articles/fr/danger-of-software-patents.html @@ -0,0 +1,1518 @@ + + + + + + +Le danger des brevets logiciels - Projet GNU - Free Software Foundation + + + +

Le danger des brevets logiciels

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par Richard Stallman

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Retranscription de la conférence donnée par Richard M. Stallman le +8 octobre 2009 à l'Université Victoria de Wellington

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SF :
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Je m'appelle Susy Frankel, et je tiens à vous souhaiter la bienvenue, en mon +nom et en celui de Meredith Kolsky Lewis, à cette conférence organisée par +le Centre de droit international des affaires de Nouvelle-Zélande. C'est à +Brenda Chawner, membre de l'École de gestion de l'information de +l'Université de Wellington (plutôt que du Centre que je viens de nommer, qui +fait partie de la Faculté de droit) que revient le mérite d'avoir fait +revenir Richard Stallman en Nouvelle-Zélande et d'avoir organisé son +programme, notamment son étape de ce soir, ici à +Wellington. Malheureusement, retenue par ses activités d'enseignement +universitaire, elle n'a pu se joindre à nous.

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C'est donc à moi que revient le plaisir de vous accueillir à cette +conférence sur « Le danger des brevets logiciels ». Richard Stallman propose +une série d'interventions sur différents sujets, et si nous avons choisi +celui-ci, avec Brenda, c'est parce que pour la première fois dans l'histoire +de la Nouvelle-Zélande, nous avons un débat qui tire un peu en longueur, +mais qui est important, sur la réforme du droit des brevets, et vous êtes +nombreux dans la salle à y participer. Cela nous a donc semblé +particulièrement de circonstance. Merci, Richard, de nous avoir fait cette +proposition.

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On ne présente plus Richard Stallman. Néanmoins, pour ceux d'entre vous qui +n'ont jamais entendu parler de lui, il a lancé le développement du système +d'exploitation GNU. Je ne savais pas comment prononcer GNU, alors je suis +allé sur Youtube (que ferions-nous sans Youtube)…

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RMS :
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Oh, vous ne devriez pas promouvoir YouTube, ils diffusent leurs vidéos dans +un format breveté.
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SF :
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C'est vrai. Je l'évoquais seulement pour aborder ce point : doit-on +prononcer G N U ou GNU ?
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RMS :
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C'est sur Wikipédia. [GNU se prononce comme « gnou » en français]
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SF :
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Oui, mais sur YouTube j'ai pu vous entendre le prononcer en direct. Le plus +important néanmoins, c'est qu'il n'est pas propriétaire. Mais ce qui nous +intéresse le plus, c'est que Richard a reçu de nombreuses distinctions pour +son travail. Celle que je préfère, et par conséquent la seule que je +mentionnerai, est le prix Takeda pour le progrès social et économique, et +j'imagine que c'est bien de cela que nous allons parler ce soir. Je vous +demande donc de vous joindre à moi pour accueillir Richard.
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RMS :
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Avant tout, je voudrais préciser que l'une des raisons qui me poussent à +boire ceci [une canette ou une bouteille de cola qui n'est pas du Coca-Cola] +est qu'il y a un boycott mondial de la société Coca-Cola pour avoir +assassiné des représentants syndicaux en Colombie. Consultez le site killercoke.org. Il ne s'agit pas des +conséquences de la consommation du produit ; après tout, il en va de même +pour beaucoup d'autres produits. Il s'agit de meurtre pur et simple. C'est +pourquoi, avant d'acheter une boisson, lisez le texte en petits caractères +pour vérifier si elle est fabriquée par Coca-Cola.

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Je suis connu avant tout pour avoir initié le mouvement du logiciel libre et +dirigé le développement du système d'exploitation GNU – bien que la plupart +des personnes qui utilisent ce système croient à tort qu'il s'agit de Linux +et pensent qu'il a été inventé par quelqu'un d'autre dix ans plus tard. Mais +ce n'est pas de cela que je vais parler aujourd'hui. Je suis ici pour vous +parler d'une menace juridique qui plane sur tous les développeurs, les +utilisateurs et les éditeurs de logiciels : la menace des brevets – sur des +idées informatiques, ou des techniques informatiques, c'est-à-dire des idées +portant sur quelque chose de réalisable par un ordinateur.

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Pour comprendre le problème, il faut tout d'abord prendre conscience du fait +que le droit des brevets n'a rien à voir avec le copyright ; ce sont deux +champs complètement différents. Vous pouvez être sûr que rien de ce que vous +savez sur l'un ne s'applique à l'autre.

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Par exemple, chaque fois que quelqu'un utilise le terme « propriété +intellectuelle », il renforce la confusion, car ce terme mélange non +seulement ces deux branches du droit, mais également une douzaine +d'autres. Ces branches sont toutes différentes, et il en résulte que tout +énoncé qui porte sur la « propriété intellectuelle » est parfaitement confus +– soit parce que l'auteur de l'énoncé est lui-même confus, soit parce qu'il +souhaite embrouiller les autres. Mais au final, que ce soit accidentel ou +malveillant, cela accroît la confusion.

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Vous pouvez échapper à cette confusion en refusant toute affirmation qui +utilise ce terme. Pour porter le moindre jugement utile sur ces lois, il +faut commencer par bien les distinguer, et les aborder séparément +afin de comprendre quels sont réellement les effets de chacune, puis en +tirer les conclusions. Je vais donc parler de brevets logiciels et de ce qui +se passe dans les pays qui ont autorisé le droit des brevets à restreindre +les logiciels.

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A quoi sert un brevet ? Un brevet est un monopole explicite sur +l'utilisation d'une idée, attribué par un État. Tout brevet contient une +partie intitulée les revendications, qui décrit précisément ce que vous +n'avez pas le droit de faire (bien qu'elles soient généralement rédigées en +des termes que vous ne pouvez probablement pas comprendre). Il faut lutter +pour trouver ce que signifient exactement ces interdictions, et il peut y en +avoir plusieurs pages en petits caractères.

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Un brevet dure habituellement 20 ans, ce qui représente une durée +relativement longue dans notre domaine. Il y a 20 ans, le World Wide Web +n'existait pas – le secteur qui concentre aujourd'hui l'essentiel des usages +de l'ordinateur n'existait pas il y a 20 ans. Et évidemment, si l'on compare +avec l'informatique d'il y a 20 ans, tout ce que les gens y font est +nouveau, au moins partiellement. Si des brevets avaient été déposés à +l'époque, nous n'aurions pas le droit de faire toutes ces choses que nous +faisons aujourd'hui ; elles pourraient toutes nous être interdites, dans les +pays qui ont été suffisamment stupides pour mettre en place ce système.

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La plupart du temps, ceux qui décrivent le fonctionnement du système de +brevets sont aussi ceux qui en tirent profit. Qu'il s'agisse d'avocats +spécialisés dans le droit des brevets, ou de personnes travaillant pour +l'Office des brevets ou pour une mégacorporation, ils veulent vous +convaincre que ce système est bon.

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The Economist a un jour décrit le système de brevets comme +« une loterie chronophage ». Si vous avez déjà vu une publicité pour une +loterie, vous comprenez comment ça marche : ils s'attardent sur les infimes +chances de gain, et ils passent sous silence l'immense probabilité de +perdre. De cette manière, ils donnent systématiquement une représentation +faussée de la réalité, sans pour autant mentir explicitement.

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Il en va de même pour le discours sur le système de brevets : on vous parle +de ce qui se passe lorsque vous avez un brevet en poche, et que de temps en +temps vous pouvez le mettre sous le nez de quelqu'un en lui disant : +« File-moi ton argent. »

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Pour rectifier cette distorsion, je vais vous décrire l'envers du décor, le +point de vue de la victime – ce qui se passe pour ceux qui veulent +développer, publier ou utiliser un logiciel. Vous vivez dans la crainte +qu'un jour quelqu'un vienne vous brandir un brevet sous le nez en disant : +« File-moi ton argent. »

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Si vous voulez développer des logiciels dans un pays qui reconnaît les +brevets logiciels et que vous souhaitez respecter le droit des brevets, que +devez-vous faire ?

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Vous pourriez tenter de faire une liste de toutes les idées qu'on peut +trouver dans le programme que vous allez écrire. Mais évidemment, lorsque +vous commencez juste à écrire le programme, vous n'avez aucune idée de ce +qui va y figurer. Et même après avoir terminé le programme, vous seriez bien +incapable de dresser une telle liste.

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Cela tient au fait que vous avez conçu le programme avec une approche bien +spécifique. Votre approche est déterminée par votre structure mentale, et de +ce fait vous n'êtes pas capable de percevoir les structures mentales qui +permettraient à d'autres personnes de comprendre le même programme ; il vous +manque un œil neuf. Vous avez conçu le programme avec une structure +spécifique à l'esprit ; quelqu'un d'autre qui découvre le programme pourrait +l'aborder avec une structure différente, reposant sur d'autres idées, et +vous n'êtes pas en mesure de dire quelles pourraient être ces idées. Il n'en +reste pas moins que ces idées sont mises en œuvre dans votre programme, et +que si l'une d'entre elles est brevetée, votre programme peut être interdit.

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Imaginons par exemple qu'il existe des brevets sur les idées graphiques et +que vous vouliez dessiner un carré. Il est facile de comprendre que s'il +existe un brevet sur les traits horizontaux, vous ne pouvez pas dessiner un +carré. Le trait horizontal fait partie des idées mises en œuvre dans votre +dessin. Mais vous n'avez peut-être pas pensé au fait que quelqu'un avec un +brevet sur les coins pointant vers le bas peut aussi vous poursuivre, parce +qu'il peut prendre votre dessin et le tourner de 45 degrés. Et maintenant, +votre carré a un coin vers le bas.

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Vous ne pourrez donc jamais faire une liste de toutes les idées qui, si +elles étaient brevetées, vous empêcheraient de réaliser votre programme.

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Ce que vous pouvez faire, c'est tenter de lister toutes les idées déjà +brevetées qui pourraient figurer dans votre programme. En fait non, vous ne +pouvez pas, car les demandes de brevets sont gardées secrètes pendant au +moins 18 mois, il est donc possible qu'un brevet ait été déposé à l'Office +des brevets sans que personne n'en sache rien. Et il ne s'agit pas d'une +hypothèse théorique.

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Par exemple, en 1984 a été écrit compress, un programme +permettant de compresser des fichiers en utilisant l'algorithme de +compression de données LZW. À +l'époque, il n'y avait pas de brevet sur cet algorithme de +compression. L'auteur du programme avait récupéré l'algorithme dans un +article de revue. C'était l'époque où nous pensions encore que les revues de +recherche informatique servaient à publier des algorithmes pour que tout le +monde puisse les utiliser.

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Il a écrit ce programme, l'a publié, et en 1985 un brevet a été accordé pour +cet algorithme. Le titulaire du brevet a été malin, il n'est pas allé tout +de suite voir les gens pour leur dire de cesser d'utiliser le brevet. Il +s'est dit : « Laissons-les creuser leur tombe un peu plus. » Quelques années +plus tard, il a commencé à menacer les gens. Il est devenu évident que nous +ne pouvions plus utiliser compress, j'ai donc demandé à tout le +monde de proposer d'autres algorithmes que nous pourrions utiliser pour +compresser des fichiers.

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Quelqu'un m'a écrit pour me dire : « J'ai conçu un autre algorithme de +compression qui marche encore mieux, j'ai écrit un programme, j'aimerais +t'en faire cadeau. » Une semaine avant de le publier, je tombe sur la +rubrique « brevets » du New York Times, que je consulte +rarement – je ne la regarde pas plus de deux fois par an – et je peux y lire +que quelqu'un a obtenu un brevet pour une « nouvelle méthode de compression +des données ». Je me suis donc dit qu'il valait mieux vérifier, et en effet +le brevet prohibait le programme que nous nous apprêtions à publier. Mais +cela aurait pu être pire : le brevet aurait pu être accordé un an plus tard, +ou deux, ou trois, ou cinq.

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Toujours est-il que quelqu'un a fini par trouver un algorithme de +compression encore meilleur, qui a servi pour le programme +gzip, et tous ceux qui avaient besoin de compresser des +fichiers sont passés à gzip. Ça pourrait ressembler à un happy +end, mais comme je vous l'expliquerai tout à l'heure, tout n'est pas si +parfait.

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Il n'est donc pas possible de savoir quels sont les brevets en cours +d'examen, même si l'un d'eux peut entraîner l'interdiction de votre travail +lorsqu'il sera publié. Mais il est toutefois possible de connaître les +brevets déjà attribués. Ils sont tous publiés par l'Office des brevets. Le +seul problème, c'est que vous ne pourrez jamais les lire tous, il y en a +beaucoup trop.

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Il doit y avoir des centaines de milliers de brevets logiciels aux +États-Unis, les suivre tous constituerait une tâche écrasante. Vous allez +donc devoir vous restreindre aux brevets pertinents. Et vous allez sans +doute trouver de très nombreux brevets pertinents. Mais rien ne dit que vous +allez les trouver tous.

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Par exemple, dans les années 80 et 90, il existait un brevet sur le +« recalcul dans l'ordre naturel » dans les tableurs. Quelqu'un m'en a +demandé une copie un jour, j'ai donc regardé dans notre fichier qui liste +les numéros de brevets. Puis j'ai ouvert le tiroir correspondant, j'ai +récupéré la version papier du brevet, et je l'ai photocopiée pour la lui +envoyer. Quand il l'a reçue, il m'a dit : « Je pense que tu t'es trompé de +brevet, tu m'as envoyé un truc concernant les compilateurs. » Je me suis dit +que peut-être le numéro de brevet était faux. J'ai vérifié, et de manière +surprenante il faisait référence à une « méthode pour compiler des formules +en code objet ». J'ai commencé à lire, pour voir s'il s'agissait du bon +brevet. J'ai lu les revendications, et il s'agissait bien du brevet sur le +recalcul dans l'ordre naturel, mais il n'utilisait jamais ce terme. Il +n'utilisait jamais le mot « tableur ». En fait, ce que le brevet +interdisait, c'était une douzaine de manières différentes d'implémenter un +tri topologique – toutes les manières auxquelles ils avaient pu penser. Mais +le terme « tri topologique » n'était pas utilisé.

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Donc, si vous étiez par exemple en train de développer un tableur et que +vous ayez recherché les brevets pertinents, vous en auriez sans doute trouvé +un certain nombre, mais pas celui-ci. Jusqu'à ce qu'un jour, au cours d'une +conversation, vous disiez « Oh, je travaille sur un tableur », et que la +personne vous réponde « Ah bon ? Tu es au courant que plusieurs autres +entreprises qui font des tableurs sont en procès ? » C'est à ce moment-là +que vous l'auriez découvert.

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Certes, il est impossible de trouver tous les brevets en cherchant, mais on +peut en trouver un bon nombre. Encore faut-il comprendre ce qu'ils veulent +dire, ce qui n'a rien d'évident, car les brevets sont écrits dans un langage +obscur dont il est difficile de saisir le véritable sens. Il va donc falloir +passer beaucoup de temps à discuter avec un avocat hors de prix, à expliquer +ce que vous voulez faire, afin que l'avocat puisse vous dire si vous avez le +droit ou non.

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Les détenteurs de brevets eux-mêmes sont bien souvent incapables de savoir +ce que recouvrent leurs brevets. Par exemple, un certain Paul Heckel a conçu +un programme pour afficher beaucoup de données sur un petit écran, et en +s'appuyant sur une paire d'idées utilisées dans ce programme, il a obtenu +deux brevets.

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J'ai essayé un jour de trouver une manière simple d'exprimer ce que +recouvrait la revendication numéro 1 de l'un de ces brevets. Je me suis +rendu compte que je ne pouvais trouver d'autre formulation que celle du +brevet lui-même. Or, j'avais beau tenter, il m'était impossible de me mettre +cette formulation entièrement en tête.

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Heckel non plus n'arrivait pas à suivre. Lorsqu'il a découvert HyperCard, il +n'y a vu qu'un programme très différent du sien. Il ne s'est pas rendu +compte que la formulation utilisée dans son propre brevet pouvait lui +permettre d'interdire HyperCard. Mais ça n'a pas échappé à son avocat. Il a +donc menacé Apple de poursuites. Puis il a menacé les clients d'Apple. Et +finalement, Apple a conclu un arrangement avec lui, et comme cet arrangement +est secret, il nous est impossible de savoir qui a vraiment gagné. Ceci est +juste un exemple parmi d'autres de la difficulté à comprendre ce qu'un +brevet interdit ou non.

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Lors d'une de mes précédentes conférences sur ce sujet, il se trouve +qu'Heckel était présent dans le public. Arrivé à ce point de la conférence, +il a bondi en s'écriant : « Tout ceci est faux ! C'est juste que j'ignorais +l'étendue de ma protection. » Ce à quoi j'ai répondu : « Oui, c'est +exactement ce que j'ai dit. » Il s'est rassis, mais si j'avais répondu non +il aurait sans doute trouvé moyen de continuer la dispute.

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Toujours est-il que si vous consultez un avocat, à l'issue d'une longue et +coûteuse conversation il vous répondra sans doute quelque chose du genre :

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Si vous faites quelque chose dans ce domaine-ci, vous êtes presque certain +de perdre un procès, si vous faites quelque chose dans ce domaine-là, il y a +une chance considérable de perdre un procès, et si vous voulez vraiment vous +mettre à l'abri, ne touchez pas à tel et tel domaine. Ceci dit, en cas de +procès, l'issue est largement aléatoire.

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Alors, maintenant que vous avez des règles claires et prévisibles pour +conduire vos affaires, que pouvez-vous vraiment faire ? En définitive, face +à un brevet, il n'y a que trois actions possibles : soit vous l'évitez, soit +vous obtenez une licence, soit vous le faites annuler. Je vais aborder ces +points un par un.

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Tout d'abord, il y a la possibilité d'éviter le brevet, ce qui signifie en +clair : ne pas mettre en œuvre ce qu'il interdit. Bien sûr, comme il est +difficile de dire ce qu'il interdit, il sera presque impossible de +déterminer ce qu'il faut faire pour l'éviter.

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Il y a quelques années, Kodak poursuivit Sun pour infraction à l'un de ses +brevets relatifs à la programmation orientée objet, et Sun contesta cette +infraction. Le tribunal finit par trancher qu'il y avait bel et bien +infraction. Mais lorsqu'on examine le brevet, il est totalement impossible +de dire si cette décision est fondée ou non. Personne ne peut vraiment dire +ce que le brevet recouvre, mais Sun a quand même dû payer des centaines de +millions de dollars pour avoir enfreint une règle complètement +incompréhensible.

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Parfois, cependant, il est possible de déterminer ce qui est interdit. Et il +peut d'agir d'un algorithme.

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J'ai ainsi vu un brevet sur quelque chose ressemblant à la « transformée de +Fourier rapide », mais deux fois plus rapide. Si la TFR classique est +suffisamment rapide pour vos besoins, vous pouvez facilement vous passer de +ce brevet. La plupart du temps il n'y aura donc pas de problème. Mais il se +peut qu'à l'occasion, vous souhaitiez faire un programme qui utilise +constamment des TFR et qui ne peut fonctionner qu'en utilisant l'algorithme +le plus rapide. Là, vous ne pouvez pas l'éviter, ou alors vous pourriez +attendre quelques années que les ordinateurs soient plus puissants. Mais +bon, l'hypothèse reste exceptionnelle. La plupart du temps il est facile +d'esquiver ce type de brevet.

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Parfois, en revanche, il est impossible de contourner un brevet sur un +algorithme. Prenez par exemple l'algorithme de compression de données +LZW. Comme je vous l'ai dit, nous avons fini par trouver un meilleur +algorithme de compression, et tous ceux qui veulent compresser des fichiers +se sont mis à utiliser le programme gzip qui repose sur ce +meilleur algorithme. Si vous voulez juste compresser un fichier et le +décompresser plus tard, vous pouvez indiquer aux gens qu'ils doivent +utiliser tel ou tel programme pour le décompresser ; au final vous pouvez +utiliser n'importe quel programme basé sur n'importe quel algorithme, la +seule chose qui vous importe c'est qu'il soit efficace

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Mais LZW sert aussi à d'autres choses. Par exemple, le langage PostScript +fait appel à des opérateurs de compression et de décompression LZW. Il +serait inutile de faire appel à un autre algorithme, même plus efficace, car +le format de données ne serait plus le même. Ces algorithmes ne sont pas +interopérables. Si vous compressez avec l'algorithme utilisé dans +gzip, vous ne pouvez pas décompresser avec LZW. En définitive, +quel que soit votre algorithme et quelle que soit son efficacité, si ce +n'est pas LZW, vous ne pourrez pas implémenter PostScript conformément aux +spécifications.

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Mais j'ai remarqué que les utilisateurs demandent rarement à leur imprimante +de compresser des choses. En général, ils veulent seulement que leur +imprimante soit capable de décompresser. Et j'ai aussi remarqué que les deux +brevets sur l'algorithme LZW sont écrits de telle manière que si votre +système ne fait que décompresser, alors ce n'est pas interdit. Ces brevets +ont été formulés de manière à couvrir la compression et ils contiennent des +revendications portant sur la compression et la décompression, mais aucune +revendication ne couvre la seule décompression. Je me suis donc rendu compte +que si nous implémentions juste la décompression LZW, nous serions à +l'abri. Et, bien que cela ne corresponde pas aux spécifications, cela +répondrait largement aux besoins des utilisateurs. C'est ainsi que nous nous +sommes faufilés entre les deux brevets.

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Il y a aussi le format GIF, pour les images. Il fait également appel à +l'algorithme LZW. Il n'a pas fallu longtemps pour que les gens élaborent un +autre format de fichier, du nom de PNG, ce qui signifie « PNG N'est pas +GIF ». Je crois qu'il utilise l'algorithme gzip. Et nous avons +commencé à dire à tout le monde : « N'utilisez pas le format GIF, c'est +dangereux. Passez à PNG. » Et les utilisateurs nous ont dit : « D'accord, on +y pensera, mais pour l'instant les navigateurs ne l'implémentent pas. » Ce à +quoi les développeurs de navigateurs ont répondu : « On l'implémentera un +jour, mais pour l'instant il n'y a pas de demande forte de la part des +utilisateurs. »

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Il est facile de comprendre ce qui s'était passé : GIF était devenu un +standard de fait. En pratique, demander aux gens d'abandonner leur standard +de fait en faveur d'un autre format revient à demander à tout le monde en +Nouvelle-Zélande de parler hongrois. Les gens vont vous dire : « Pas de +problème, je m'y mets dès que tout le monde le parle. » Et au final nous ne +sommes jamais parvenus à convaincre les gens d'arrêter d'utiliser GIF, en +dépit du fait que l'un des détenteurs de brevets passe son temps à faire le +tour des administrateurs de sites web en les menaçant de poursuites s'ils ne +peuvent prouver que tous les GIF du site ont été réalisés avec un programme +sous licence.

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GIF était donc un piège dangereux menaçant une large part de notre +communauté. Nous pensions avoir trouvé une alternative au format GIF, à +savoir JPEG, mais quelqu'un – je crois qu'il s'agissait d'une personne ayant +tout juste acheté des brevets dans le but d'exercer des menaces – nous a +dit : « En regardant mon portefeuille de brevets, j'en ai trouvé un qui +couvre le format JPEG. »

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JPEG n'était pas un standard de fait. Il s'agissait d'un standard officiel, +élaboré par un organisme de standardisation. Et cet organisme avait lui +aussi un avocat, qui a dit qu'il ne pensait pas que le brevet couvre le +format JPEG.

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Alors, qui a raison ? Eh bien, le titulaire du brevet a poursuivi un groupe +de sociétés, et s'il y avait eu une décision, on aurait pu savoir ce qu'il +en était. Mais je n'ai jamais entendu parler de décision et je ne suis pas +sûr qu'il y en ait jamais eu. Je pense qu'ils ont conclu un règlement +amiable, et ce règlement est probablement secret, ce qui signifie que nous +ne saurons jamais qui avait raison.

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Les cas dont j'ai parlé ici sont relativement modestes : un seul brevet en +ce qui concerne JPEG, deux pour l'algorithme LZW utilisé pour GIF. Vous vous +demandez peut-être pourquoi il y avait deux brevets sur le même +algorithme. Normalement, cela n'est pas possible, pourtant c'est +arrivé. Cela tient au fait que les examinateurs de brevets n'ont pas le +temps d'étudier et de comparer tout ce qui devrait l'être, parce que les +délais sont très courts. Et comme les algorithmes ne sont au final que des +mathématiques, il est impossible de limiter le choix de brevets et de +demandes de brevets à comparer.

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Vous voyez, dans le domaine industriel, ils peuvent se référer à ce qui se +passe réellement dans le monde physique pour circonscrire les choses. Par +exemple dans le domaine de l'ingénierie chimique, on peut se demander : +« Quelles sont les substances utilisées ? Quels sont les produits +obtenus ? » Si deux demandes de brevets diffèrent sur ce point, il s'agit +donc de deux inventions différentes et il n'y a pas de problème. Mais en +mathématiques, des choses identiques peuvent être présentées de manières +très différentes, et à moins de les comparer en détail vous ne vous rendrez +jamais compte qu'il s'agit d'une seule et même chose. Et, de ce fait, il +n'est pas rare de voir la même chose être brevetée à plusieurs reprises dans +le domaine du logiciel.

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Vous vous souvenez de l'histoire de ce programme qui a été tué par un brevet +avant même que nous ne l'ayons publié ? Eh bien, cet algorithme était +également breveté deux fois. Donc, dans un domaine extrêmement réduit, nous +avons déjà vu ce phénomène se produire à plusieurs reprises. Je pense vous +avoir expliqué pourquoi.

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Mais un ou deux brevets constituent une situation plutôt simple. Prenons +MPEG-2, le format vidéo. J'ai vu une liste de plus de 70 brevets couvrant ce +format, et les négociations pour permettre à quelqu'un d'obtenir une licence +ont pris plus de temps que le développement du standard lui-même. Le comité +JPEG voulait développer un nouveau standard plus moderne, ils ont fini par +abandonner. Ce n'est pas faisable, ont-ils dit. Il y a trop de brevets.

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Parfois, c'est carrément une fonctionnalité qui est brevetée, et la seule +façon d'éviter le brevet consiste à ne pas implémenter cette +fonctionnalité. Ainsi, les utilisateurs du logiciel de traitement de texte +XyWrite ont une fois reçu par la poste une mise à jour supprimant une +fonctionnalité. Il s'agissait de la possibilité de définir une liste +d'abréviations. Par exemple, si vous définissiez qu'« exp » était +l'abréviation d'« expérience », il suffisait de taper « exp-espace », ou +« exp-virgule », pour qu'« exp » soit automatiquement remplacé par +« expérience ».

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Mais quelqu'un disposant d'un brevet sur cette fonctionnalité les a menacés, +et ils ont conclu que la seule solution consistait à retirer cette +fonctionnalité. Et ils ont envoyé à tous les utilisateurs une mise à jour la +retirant.

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Mais ils m'ont également contacté, car mon éditeur de texte Emacs proposait +ce type de fonctionnalité depuis la fin des années 70. Et comme elle était +décrite dans le manuel d'Emacs, ils espéraient que je pourrais les aider à +faire tomber ce brevet. Je suis heureux de savoir que j'ai eu au moins une +fois dans ma vie une idée qui soit brevetable, je regrette juste que ce soit +quelqu'un d'autre qui l'ait brevetée.

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Par chance, ce brevet fut finalement invalidé, en partie grâce au fait que +j'avais publiquement annoncé un usage antérieur de cette +fonctionnalité. Mais en attendant, ils ont dû retirer la fonctionnalité.

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Retirer une ou deux fonctionnalités, ce n'est pas une catastrophe. Mais +quand il s'agit de 50 fonctionnalités, les gens vont finir par dire : « Ce +programme n'est pas bon, il lui manque toutes les fonctionnalités qui +m'intéressent. » Ce n'est donc pas une solution viable. Et parfois un brevet +est si général qu'il balaie un champ entier, comme le brevet sur le +chiffrement à clé publique, qui interdit de fait tout chiffrement à clé +publique pendant 10 ans.

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Voilà pour la possibilité d'esquiver un brevet. C'est souvent possible, mais +pas toujours, et il y a une limite au nombre de brevets qu'il est possible +d'éviter.

+ +

Qu'en est-il de la deuxième solution, obtenir une licence pour le brevet ?

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Le titulaire du brevet n'est pas tenu de vous accorder une licence. Cela ne +dépend que de lui. Il peut très bien dire : « Je veux juste vous couler. » +Une fois, j'ai reçu une lettre de quelqu'un dont l'entreprise familiale +avait pour activité la création de jeux de casino, qui étaient bien sûr +informatisés, et il avait été menacé par un titulaire de brevet qui voulait +lui faire mettre la clé sous la porte. Il m'a envoyé le brevet. La +revendication numéro 1 ressemblait à quelque chose du genre « un réseau de +plusieurs ordinateurs contenant chacun plusieurs jeux et qui permet +plusieurs parties simultanément ».

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Je suis à peu près sûr que dans les années 80, il existait une université +avec des stations de travail en réseau, dotées d'un quelconque système de +fenêtrage. Il aurait suffi qu'ils installent plusieurs jeux pour qu'il soit +possible d'afficher plusieurs parties simultanément. Il s'agit de quelque +chose de tellement trivial et inintéressant que jamais personne ne se serait +donné la peine d'écrire un article à ce sujet. Ce n'était pas assez +intéressant pour constituer un article, mais ça l'était suffisamment pour +constituer un brevet. Si vous avez compris que vous pouvez obtenir un +monopole sur cette opération triviale, vous pouvez faire fermer vos +concurrents.

+ +

Mais pourquoi est-ce que l'Office des brevets accorde tant de brevets qui +nous semblent absurdes et triviaux ?

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Ce n'est pas parce que les examinateurs de brevets sont stupides. C'est +parce qu'ils suivent un processus, que ce processus est régi par des règles, +et que ces règles aboutissent à ce résultat.

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Vous voyez, si quelqu'un a construit une machine qui fait quelque chose une +seule fois et que quelqu'un d'autre construit une machine qui fait la même +chose, mais N fois, pour nous il s'agit juste d'une boucle for, +mais pour l'Office des brevets il s'agit d'une invention. S'il y a des +machines qui peuvent faire A et des machines qui peuvent faire B, et que +quelqu'un conçoit une machine qui peut faire A ou B, pour nous il s'agit +d'une condition if-then-else (si-alors-sinon), mais pour +l'Office des brevets, il s'agit d'une invention. Ils ont des conditions très +peu restrictives et ils s'en tiennent à ces conditions, et il en découle des +brevets qui, pour nous, semblent absurdes et triviaux. Qu'ils soient +juridiquement valides, je n'en sais rien. Mais n'importe quel programmeur +rigole en les voyant.

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Toujours est-il que je n'ai rien pu lui proposer pour se défendre, il a donc +dû fermer boutique. Mais la plupart des détenteurs de brevets vous +proposeront une licence, qui est susceptible de vous coûter très cher.

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Cependant certains développeurs de logiciels n'ont pas grand mal à obtenir +des licences, la plupart du temps. Il s'agit des mégacorporations. Quel que +soit le domaine, elles possèdent en général la moitié des brevets, +s'accordent entre elles des licences croisées et peuvent contraindre qui que +ce soit d'autre à leur accorder des licences croisées. Au final, elles +obtiennent sans trop de mal des licences pour quasiment tous les brevets.

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IBM a écrit un article à ce sujet dans son magazine interne, +Think – dans le numéro 5 de 1990, je crois – décrivant les +avantages qu'IBM tirait de son portefeuille de près de 9 000 brevets +américains (c'était à l'époque, maintenant ils en ont plus de 45 000). L'un +de ces avantages, disaient-ils, est qu'ils en tiraient des revenus, mais ils +soulignaient que le principal avantage – d'un ordre de grandeur supérieur – +était « l'accès aux brevets des autres », par le biais des licences +croisées.

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Cela veut dire que puisque qu'IBM, avec sa pléthore de brevets, peut +contraindre n'importe qui à lui accorder des licences croisées, cette +entreprise échappe à tous les problèmes que le système de brevets cause à +toutes les autres. Et c'est pour cela qu'IBM est favorable aux brevets +logiciels. C'est pour cela que les mégacorporations sont dans leur ensemble +favorables aux brevets logiciels : parce qu'elles savent que, par le jeu des +licences croisées, elles feront partie d'un petit club très fermé assis au +sommet de la montagne. Et nous, nous serons tout en bas et il n'y aura aucun +moyen de grimper. Vous savez, si vous êtes un génie, vous pouvez fonder +votre petite entreprise et obtenir quelques brevets, mais vous ne jouerez +jamais dans la même catégorie qu'IBM, quels que soient vos efforts.

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Beaucoup d'entreprises disent à leurs salariés : « Décrochez-nous des +brevets, c'est juste pour que nous puissions nous défendre. » Et ce qu'elles +veulent dire, c'est : « Nous les utiliserons pour obtenir des licences +croisées. » Mais en fait ça ne marche pas. Ce n'est pas une stratégie +efficace si vous n'avez qu'un petit nombre de brevets.

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Imaginons par exemple que vous ayez trois brevets. L'un concerne ceci, +l'autre concerne cela et le dernier cela, et soudain quelqu'un vous brandit +son brevet sous le nez. Vos trois brevets ne vont servir à rien, car aucun +d'entre eux ne concerne cette personne. En revanche, tôt ou tard, quelqu'un +dans votre entreprise va se rendre compte que votre brevet concerne d'autres +entreprises, et va l'utiliser pour les menacer et leur extorquer de +l'argent, quand bien même ces entreprises n'ont pas attaqué la vôtre.

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Donc, si votre employeur vous dit « Nous avons besoin de brevets pour nous +défendre, aidez-nous à en obtenir », je vous conseille de répondre ceci :

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Chef, je vous fais confiance et je suis certain que vous n'utiliserez ces +brevets que pour défendre l'entreprise en cas d'attaque. Mais je ne sais pas +qui sera à la tête de l'entreprise dans 5 ans. Pour autant que je sache, +elle peut se faire racheter par Microsoft. Je ne peux donc pas compter sur +la promesse de l'entreprise de n'utiliser ces brevets que de manière +défensive, sauf si elle s'engage par écrit. Commencez par vous engager par +écrit à ce que tout brevet que je fournis à l'entreprise ne soit utilisé +qu'en cas de légitime défense et jamais de manière agressive, et alors je +serai en mesure d'apporter des brevets à l'entreprise en ayant la conscience +tranquille.

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Il serait intéressant d'aborder ce problème sur la liste de diffusion de +l'entreprise, et pas seulement en privé avec votre patron.

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L'autre chose qui peut arriver, c'est que la société fasse faillite, que ses +actifs soient liquidés, brevets compris, et que ces brevets soient rachetés +par quelqu'un qui les utilise à des fins peu scrupuleuses.

+ +

Il est fondamental de comprendre cette pratique des licences croisées, car +c'est elle qui permet de détruire l'argument des promoteurs du brevet +logiciel selon lequel les brevets sont nécessaires pour protéger les pauvres +petits génies. Ils vous présentent une histoire cousue d’invraisemblances.

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Jetons-y un œil. Dans leur histoire, un brillant concepteur de +ce-que-vous-voulez, qui a travaillé des années tout seul dans son grenier, a +découvert une meilleure technique pour faire un-truc-important. Et +maintenant que cette technique est au point, il veut se lancer dans les +affaires et produire ce-truc-important en série, et comme son idée est +géniale, son entreprise va forcément réussir. Problème : les grandes +entreprises vont lui faire une concurrence acharnée et lui voler tout son +marché. Et du coup, son entreprise va couler et il se retrouvera sur la +paille.

+ +

Examinons les hypothèses fantaisistes que l'on trouve ici.

+ +

Tout d'abord, il est peu probable qu'il ait eu son idée géniale tout +seul. Dans le domaine des hautes technologies, la plupart des innovations +reposent sur une équipe travaillant dans un même domaine et échangeant avec +des gens de ce domaine. Mais pour autant, ce n'est pas impossible en soi.

+ +

L'hypothèse suivante est qu'il va se lancer dans les affaires et qu'elles +vont bien marcher. Le fait qu'il soit un ingénieur brillant n'implique en +rien que ce soit un bon homme d'affaire. La plupart des entreprises – 95%, +je crois – font faillite au cours des premières années. Donc peu importe le +reste, c'est ce qui risque de lui arriver.

+ +

Bon, mais imaginons qu'en plus d'être un ingénieur brillant, qui a découvert +quelque chose de génial tout seul dans son coin, ce soit aussi un homme +d'affaire de génie. S'il est doué pour les affaires, son entreprise s'en +sortira peut-être. Après tout, toutes les nouvelles entreprises ne coulent +pas, un certain nombre prospèrent. S'il a le sens des affaires, peut-être +qu'au lieu d'affronter les grandes entreprises sur leur terrain, il tentera +de se placer là où les petites entreprises sont plus performantes et peuvent +réussir. Il y parviendra peut-être. Mais supposons qu'il finisse par +échouer. S'il est vraiment brillant et qu'il est doué pour les affaires, je +suis certain qu'il ne mourra pas de faim, parce que quelqu'un voudra +l'embaucher.

+ +

Tout ceci ne tient pas debout. Mais poursuivons.

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On arrive au moment où le système de brevets va « protéger » notre pauvre +petit génie, parce qu'il va pouvoir breveter sa technique. Et quand IBM va +venir lui faire concurrence, il va dire : « IBM, vous n'avez pas le droit de +me faire concurrence, j'ai un brevet. » Et IBM va dire : « Oh non, encore un +brevet ! »

+ +

Voilà ce qui va vraiment se passer :

+ +

IBM va dire : « Oh, comme c'est mignon, vous avez un brevet. Eh bien nous, +nous avons celui-ci, et celui-ci, et celui-ci, et celui-ci, et ils couvrent +tous d'autres idées implémentées dans votre produit, et si vous pensez que +vous pouvez vous battre avec nous sur tous ceux-là, nous en sortirons +d'autres. Donc, nous allons signer un accord de licences croisées et +personne ne sera lésé. » Comme notre génie est doué pour les affaires, il va +vite se rendre compte qu'il n'a pas le choix. Il va signer un accord de +licences croisées, comme le font tous ceux de qui IBM l'exige. Ce qui veut +dire qu'IBM va avoir « accès » à son brevet et pourra donc lui faire +librement concurrence comme si le brevet n'existait pas, ce qui signifie au +final que l'hypothétique protection dont il bénéficie au travers de son +brevet n'est qu'un leurre. Il ne pourra jamais en bénéficier.

+ +

Le brevet le « protégera » peut-être de concurrents comme vous et moi, mais +pas d'IBM, pas des mégacorporations qui, dans la fable, sont justement +celles qui le menacent. De toute façon, lorsque des mégacorporations +envoient leurs lobbyistes défendre une législation qui est censée protéger +leurs petits concurrents contre leur influence, on peut être sûr que +l'argumentation va être biaisée. Si c'était vraiment ce qui allait se +passer, elles seraient contre. Mais ça permet de comprendre pourquoi les +brevets logiciels ne marchent pas.

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Même IBM ne peut pas toujours se comporter ainsi. Certaines entreprises, que +l'on appelle parfois des « trolls des brevets », ont pour seul modèle +économique d'utiliser les brevets pour soutirer de l'argent à ceux qui +produisent réellement quelque chose.

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Les avocats spécialisés en droit des brevets nous expliquent à quel point il +est merveilleux que notre domaine ait des brevets. Mais il n'y a pas de +brevet dans le leur. Il n'y a pas de brevet sur la manière d'envoyer ou de +rédiger une lettre de menaces, pas de brevet sur comment intenter un procès, +pas de brevet sur comment convaincre un juge ou un jury. Ainsi donc, même +IBM ne peut contraindre un troll des brevets à accepter des licences +croisées. Mais IBM se dit : « Nos concurrents vont devoir payer eux aussi, +cela fait partie des charges incompressibles, on peut s'en accommoder. » IBM +et les autres mégacorporations considèrent que la suprématie qu'elles +retirent de leurs brevets sur l'ensemble de leur activité vaut bien d'avoir +à payer quelques parasites. C'est pour cela qu'elles défendent les brevets +logiciels.

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Il existe aussi certains développeurs de logiciels qui ont beaucoup de mal à +obtenir des licences, ce sont les développeurs de logiciels libres. Cela +tient au fait que les licences contiennent généralement des conditions que +nous sommes dans l'impossibilité de remplir, comme le paiement pour chaque +exemplaire distribué. Lorsque les utilisateurs sont libres de copier le +logiciel et de distribuer les copies, personne ne peut connaître le nombre +de copies en circulation.

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Si quelqu'un me propose une licence pour un brevet au prix d'un millionième +de dollar par exemplaire distribué, il se peut que j'aie de quoi payer. Mais +je n'ai aucun moyen de savoir si cela représente 50 dollars, ou 49, ou un +autre montant, car je n'ai aucun moyen de compter le nombre de copies que +les gens ont faites.

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Un titulaire de brevet n'est pas obligé de demander le paiement en fonction +du nombre d'exemplaires distribués. Il peut très bien proposer une licence +pour un montant fixe, mais ce montant a tendance à être très élevé, du type +100 000 $.

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Or, si nous avons pu développer tant de logiciels respectueux des libertés, +c'est parce que nous pouvons développer des logiciels sans argent. Mais nous +ne pouvons pas payer sans argent. Si nous sommes obligés de payer pour avoir +le privilège d'écrire des logiciels pour le public, nous risquons de ne pas +en faire beaucoup.

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Voilà pour la possibilité d'obtenir une licence pour un brevet. La dernière +solution consiste à faire annuler le brevet. Si le pays reconnaît les +brevets logiciels et les autorise, la seule question est de savoir si tel ou +tel brevet respecte bien les conditions de validité. Aller devant les juges +ne sert à rien si vous n'avez pas un argument solide qui vous permettra de +l'emporter.

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De quel argument peut-il s'agir ? Il faut apporter la preuve que, bien avant +que le brevet ne soit déposé, d'autres personnes avaient eu la même idée. Et +il faut trouver des preuves aujourd'hui qui montrent que l'idée était +publique à l'époque. Ainsi, les dés ont été jetés des années plus tôt ; +s'ils vous sont favorables et que vous êtes en mesure d'apporter cette +preuve aujourd'hui, alors vous disposez d'un argument qui peut vous +permettre de contester le brevet et d'obtenir son annulation. Ça peut +marcher.

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Ce genre d'affaire peut coûter cher. De ce fait, un brevet probablement +invalide constitue malgré tout un moyen de pression très efficace si vous +n'avez pas beaucoup d'argent. Beaucoup de gens n'ont pas les moyens de +défendre leurs droits. Ceux qui peuvent se le permettre constituent +l'exception.

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Voilà les trois possibilités qui peuvent se présenter à vous, chaque fois +qu'un brevet interdit quelque chose dans votre programme. Toutes ne sont pas +toujours ouvertes, cela dépend de chaque cas particulier, et parfois aucune +d'entre elles n'est envisageable. Lorsque cela se produit, votre projet est +condamné.

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Mais dans la plupart des pays les avocats nous conseillent de « ne pas +rechercher d'avance les brevets », la raison étant que les sanctions pour +infraction à un brevet sont plus importantes s'il est établi que l'on avait +connaissance de l'existence du brevet. Ce qu'ils nous disent, c'est : +« Gardez les yeux fermés. N'essayez pas de vous renseigner sur les brevets, +décidez de la conception de votre programme en aveugle, et priez. »

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Évidemment, vous ne marchez pas sur un brevet à chaque étape de la +conception. Il ne va probablement rien vous arriver. Mais il y a tellement +de pas à faire pour traverser le champ de mines qu'au final il est peu +probable que vous y arriviez sans encombre. Et bien sûr, les titulaires de +brevets ne se présentent pas tous au même moment, de sorte que vous ne +pouvez jamais savoir combien il y en aura.

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Le titulaire du brevet sur le recalcul dans l'ordre naturel demandait 5% du +montant brut de chaque tableur vendu. Il n'est pas inconcevable de payer +quelques licences de ce type, mais que faire quand le titulaire de brevet +n° 20 se présente et vous demande les 5 derniers pourcent ? Ou le titulaire +du brevet n° 21 ?

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Les professionnels du secteur trouvent cette histoire amusante, mais +absurde, car dans la réalité votre activité s'écroule bien avant d'en +arriver là. Il suffit de deux ou trois licences de ce type pour couler votre +entreprise. Vous n'arriveriez jamais à 20. Mais comme ils se présentent un +par un, vous ne pourrez jamais savoir combien il y en aura.

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Les brevets logiciels sont un immense gâchis. Non seulement ils constituent +une jungle pour les développeurs de logiciels, mais en plus ils restreignent +la liberté de chaque utilisateur d'ordinateur, car chaque brevet logiciel +restreint ce que vous pouvez faire avec un ordinateur.

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La situation est très différente de celle des brevets sur les moteurs de +voiture, par exemple. Ces brevets n'affectent que les entreprises qui +fabriquent des voitures, ils ne restreignent pas votre liberté ni la +mienne. Mais les brevets logiciels touchent tous ceux qui utilisent un +ordinateur. Il est donc impossible de les examiner sous un angle purement +économique. Cette question ne peut pas être tranchée en termes purement +économiques. Quelque chose de plus fondamental est en jeu.

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Mais même sur le plan purement économique, le système est contre-performant, +car sa raison d'être originelle est de promouvoir l'innovation. L'idée était +qu'en créant une incitation artificielle à rendre une idée publique, cela +stimulerait l'innovation. Au final c'est exactement l'inverse qui se +produit, car l'essentiel du travail de fabrication d'un logiciel n'est pas +d'inventer des idées nouvelles, mais de mettre en œuvre, conjointement dans +un seul programme, des milliers d'idées différentes. Et c'est ce que les +brevets logiciels empêchent de faire, et en cela ils sont économiquement +contre-performants.

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Il existe même des études économiques qui le prouvent, et qui montrent +comment, dans un domaine où la plupart des innovations sont incrémentales, +un système de brevets peut en réalité diminuer les investissements en +recherche et développement. Et ils entravent l'innovation de bien d'autres +manières. Donc, même si on laisse de côté le fait que les brevets logiciels +sont injustes, même si l'on s'en tient à une approche purement économique, +les brevets restent néfastes.

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Parfois, les gens nous répondent : « Les autres disciplines vivent avec les +brevets depuis des décennies et elles s'y sont faites, pourquoi faudrait-il +faire une exception pour vous ? »

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Cette question repose sur un présupposé absurde. Cela revient à dire +« D'autres personnes ont un cancer, pourquoi pas vous ? » De mon point de +vue, chaque fois qu'une personne évite un cancer, c'est une bonne chose, +quel que soit le sort des autres. Cette question est absurde, parce qu'elle +sous-entend qu'il faudrait que nous souffrions tous des dommages causés par +les brevets.

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Mais elle contient implicitement une question qui, elle, est pertinente : +« Existe-t-il des différences entre les disciplines telles qu'un bon système +de brevets pour l'une peut être mauvais pour l'autre ? »

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Or il existe une différence fondamentale entre disciplines, quant au nombre +de brevets nécessaires pour bloquer ou couvrir un produit donné.

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Je suis en train d'essayer de nous débarrasser d'une représentation +simpliste mais fréquente, qui voudrait qu'à chaque produit corresponde un +brevet et que ce brevet couvre la structure générale du produit. Selon cette +idée, si vous concevez un nouveau produit, il est impossible qu'il soit déjà +breveté, et vous pourrez tenter d'obtenir « le brevet » pour ce produit.

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Ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent. Ou peut-être au XIXe siècle, +mais plus aujourd'hui. En fait, chaque discipline peut être placée sur une +échelle représentant le nombre de brevets par produit. Tout en bas de +l'échelle, il suffit d'un brevet pour couvrir un produit, mais il n'existe +plus de discipline qui fonctionne ainsi aujourd'hui ; les disciplines sont à +divers niveaux de l'échelle.

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Le secteur qui serait le plus bas sur l'échelle serait l'industrie +pharmaceutique. Il y a quelques dizaines d'années, il y avait réellement un +brevet par médicament, à un instant donné tout du moins, car le brevet +portait sur l'ensemble de la formule chimique correspondant à une substance +donnée. À l'époque, si vous aviez développé un nouveau médicament, vous +pouviez être certain qu'il n'était pas déjà breveté par quelqu'un d'autre, +et vous pouviez obtenir un brevet correspondant à ce médicament particulier.

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Mais ce n'est plus comme ça que ça marche. Il y a désormais des brevets très +généraux, de sorte que même si vous mettez au point une nouvelle molécule, +il se peut qu'elle soit interdite parce qu'elle est couverte par un brevet +plus large.

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Il se peut qu'il y ait deux ou trois brevets de ce type qui couvrent votre +molécule, mais il n'y en aura pas des centaines. Cela tient au fait que nos +capacités dans le domaine du génie biochimique sont si limitées que personne +n'est capable de combiner autant d'idées différentes dans une seule molécule +qui serait utilisable en médecine. Si vous parvenez à en combiner deux, +c'est déjà très bien, pour notre niveau de connaissances. Mais dans les +autres disciplines il faut combiner un plus grand nombre d'idées pour chaque +chose qu'on réalise.

+ +

Les logiciels se situent tout en haut de l'échelle. Un logiciel repose sur +la combinaison de plus d'idées que n'importe quel autre produit, du fait +essentiellement que notre discipline est plus simple que les autres. Je +prends pour hypothèse que l'intelligence des gens est la même dans notre +discipline et dans celles de l'ingénierie physique. Nous ne sommes pas +meilleurs qu'eux, c'est juste que notre discipline est fondamentalement plus +simple que les leurs, car nous travaillons avec les mathématiques.

+ +

Un programme est fait d'éléments mathématiques, qui ont tous une définition, +alors que les objets physiques n'ont pas de définition. La matière se +comporte comme elle se comporte ; parfois elle est perverse et votre +invention ne fonctionne pas comme elle était « censée » fonctionner. Pas de +chance. Vous ne pouvez pas prétendre que c'est parce que la matière est +boguée et qu'il faudrait patcher l'univers physique. Alors que nous, les +programmeurs, nous pouvons construire un édifice qui repose sur une ligne +mathématique d'épaisseur nulle, et il tiendra debout car rien ne pèse rien.

+ +

Nous n'avons pas à affronter toutes les complications du monde physique.

+ +

Par exemple, quand je mets une condition if (si) à l'intérieur +d'une boucle while (tant que), +

+ +
    +
  • je n'ai pas à craindre que si cette boucle while se répète à la +mauvaise fréquence, la condition if entre en résonance et se +brise ;
  • + +
  • je n'ai pas à me préoccuper du fait que si elle boucle trop rapidement +(disons des millions de fois par seconde), elle est susceptible de générer +des signaux électromagnétiques qui pourraient fausser les valeurs ailleurs +dans le programme ;
  • + +
  • je n'ai pas à craindre que des fluides corrosifs présents dans +l'environnement s'infiltrent entre le if et le +while, et commencent à les ronger jusqu'à ce que le signal ne +passe plus.
  • + +
  • je n'ai pas à me demander comment la chaleur générée par mon if +va pouvoir s'évacuer via mon while pour ne pas qu'il grille ; +et
  • + +
  • je n'ai pas à me demander comment je vais pouvoir démonter et remplacer le +if, s'il finit par se briser, par griller ou par se corroder, +afin de remettre le programme en état de marche.
  • +
+ +

Je n'ai même pas à me demander comment je vais pouvoir insérer le +if dans le while pour chaque exemplaire du +programme. Je n'ai pas besoin de concevoir une usine pour fabriquer des +copies de mon programme, car il existe un certain nombre de commandes +générales qui permettent de copier tout et n'importe quoi.

+ +

Si je veux graver des copies sur CD, il me suffit de préparer une image, et +il existe pour ce faire un programme qui me permet de réaliser une image à +partir de n'importe quelles données. Je peux graver un CD et l'envoyer à une +usine qui se chargera de dupliquer ce que je lui envoie. Je n'ai pas besoin +de concevoir une usine différente pour chaque chose que je veux reproduire.

+ +

Or, dans l'ingénierie physique, c'est bien souvent ce que vous devez +faire. Vous devez concevoir vos produits de sorte qu'ils puissent être +fabriqués. Il est encore plus compliqué de concevoir l'usine que de +concevoir le produit, et il faut ensuite dépenser des millions de dollars +pour construire l'usine. Avec toutes ces contraintes, vous n'allez pas +pouvoir concevoir un produit qui réunisse beaucoup d'idées différentes et +qui fonctionne.

+ +

Un objet physique composé d'un million d'éléments uniques représente un +projet titanesque. Un programme composé d'un million d'éléments différents, +ce n'est rien. Cela représente quelques centaines de milliers de lignes de +code, soit quelques années de travail pour un petit groupe de personnes, +donc ce n'est pas énorme. En conséquence, le système de brevets pèse +beaucoup plus lourdement sur notre discipline que sur toutes celles qui sont +freinées par la perversité de la matière.

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Un avocat a réalisé une étude portant sur un programme particulièrement +volumineux, à savoir le noyau Linux, qui est utilisé conjointement au +système d'exploitation GNU que j'ai lancé. C'était il y a 5 ans ; il a +trouvé 283 brevets américains qui apparemment interdisent chacun un type de +calcul présent quelque part dans le code de Linux. À l'époque, j'ai lu +quelque part que Linux représentait 0,25% de l'ensemble du système. Donc, si +vous multipliez ce chiffre par 300 ou 400, vous obtenez une estimation du +nombre de brevets qui sont susceptibles d'interdire quelque chose dans +l'ensemble du système, soit à peu près 100 000. Il s'agit d'une estimation +très approximative, mais nous n'avons aucune information plus précise, car +le seul fait de chercher à savoir représenterait une tâche titanesque.

+ +

Cet avocat n'a pas publié la liste des brevets, de peur que cela n'expose +les développeurs du noyau Linux à des sanctions plus importantes en cas de +litige. Il ne cherchait pas à les mettre en difficulté, il voulait juste +démontrer la gravité du problème, la gravité de l'impasse créée par les +brevets.

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Les programmeurs comprennent tout de suite de quoi il s'agit, mais les +politiciens ne comprennent pas grand-chose à l'informatique. Ils s'imaginent +que les brevets ressemblent à une version renforcée du droit d'auteur. Ils +s'imaginent que puisque les développeurs ne sont pas menacés par les droits +d'auteur sur leur travail, ils ne seront pas menacés non plus par les +brevets. Ils s'imaginent que puisque vous possédez les droits d'auteur sur +le programme que vous écrivez, vous en possédez aussi les brevets. C'est +complètement faux. Comment leur faire comprendre l'effet qu'auraient les +brevets ? L'effet qu'ils ont, dans des pays comme les États-Unis ?

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J'ai souvent recours à une analogie entre les programmes et les +symphonies. Voici pourquoi :

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Une symphonie, comme un programme, combine de nombreuses idées. Une +symphonie combine de nombreuses idées musicales. Mais il ne suffit pas de +choisir une série d'idées et de dire : « Voilà ma combinaison d'idées, ça +vous plaît ? » Pour que cela fonctionne, il faut les implémenter. Vous ne +pouvez pas juste dresser une liste d'idées musicales et demander « Ça vous +plaît ? », car on ne peut pas entendre cette liste. Il faut écrire des +notes, qui représentent la conjonction de ces idées.

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Le plus difficile est de choisir des notes qui donnent un résultat final +harmonieux ; la plupart d'entre nous en est incapable. Bien sûr, nous sommes +tous capables de choisir des idées musicales dans une liste, mais nous +serions bien en peine d'écrire une symphonie qui rassemble harmonieusement +ces idées. Seuls quelques-uns d'entre nous ont ce talent. C'est cela qui +nous limite. Je pourrais probablement inventer quelques idées musicales, +mais je ne saurais pas comment en tirer quoi que ce soit.

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Imaginez que nous sommes au XVIIIe siècle, et que les gouvernements +européens décident de mettre en place un système de brevets sur les idées +musicales pour promouvoir l'innovation dans le domaine de la musique +symphonique, de sorte que n'importe quelle idée musicale décrite sous forme +de mots puisse être brevetée.

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Par exemple, le fait d'utiliser comme motif une suite de notes donnée pourra +être breveté, de même qu'une progression d'accords, ou une trame rythmique, +ou l'utilisation de certains instruments, ou un format de répétitions dans +un mouvement. N'importe quelle idée musicale qui pourrait être traduite en +mots serait brevetable.

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Imaginez maintenant que nous sommes en 1800, vous êtes Beethoven et vous +voulez écrire une symphonie. Vous allez vous rendre compte qu'il est +beaucoup plus difficile d'écrire une symphonie pour laquelle vous n'aurez +pas de procès que d'écrire une symphonie qui soit belle, car il faudra vous +tailler un chemin dans la jungle des brevets existants. Et si vous vous +plaignez de cet état de fait, les titulaires de brevets vous répondront : +« Oh Beethoven, tu es jaloux parce que c'est nous qui avons eu ces idées en +premier. Tu n'as qu'à chercher un peu et trouver des idées originales. »

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Beethoven avait beaucoup d'idées originales. La raison pour laquelle il est +considéré comme un grand compositeur, c'est justement parce qu'il a eu +beaucoup d'idées originales et qu'il a su les mettre en musique de manière +efficace, c'est-à-dire en les combinant avec beaucoup d'autres idées très +répandues. En introduisant dans une composition quelques idées nouvelles, au +milieu de beaucoup d'idées plus anciennes et plus classiques, il obtenait +des morceaux novateurs, mais pas au point que les gens ne puissent plus les +comprendre.

+ +

À nos oreilles, la musique de Beethoven n'a rien de +révolutionnaire. Apparemment c'était le cas au XIXe, mais comme il a su +mêler ses idées nouvelles à d'autres mieux acceptées, il a pu donner aux +gens une chance de s'y adapter. Et c'est ce qu'ils ont fait, c'est pourquoi +aujourd'hui cette musique ne nous pose aucun problème. Mais personne, pas +même un génie comme Beethoven, n'est capable de réinventer la musique à +partir de rien, sans faire appel à aucune des idées de son temps, tout en +aboutissant à quelque chose que les gens ont envie d'écouter. Et personne +n'est assez génial pour réinventer l'informatique à partir de zéro, sans +faire appel à aucune idée de son temps, tout en obtenant quelque chose que +les gens ont envie d'utiliser.

+ +

Quand le contexte technologique change très rapidement, vous finissez par +vous retrouver dans une situation où ce qui a été fait il y a vingt ans ne +correspond plus à rien. Il y a vingt ans le World Wide Web n'existait +pas. Bien sûr, on pouvait faire plein de choses avec un ordinateur, à +l'époque, mais ce que les gens veulent aujourd'hui, ce sont des choses qui +fonctionnent avec le World Wide Web. Et il n'est pas possible de faire cela +en utilisant seulement des idées qui datent d'il y a vingt ans. Et j'imagine +que le contexte technologique va continuer à évoluer, offrant de nouvelles +occasions à certains d'obtenir des brevets qui nuisent à l'ensemble de la +discipline.

+ +

Les grandes entreprises elles-mêmes le font. Par exemple, il y a quelques +années, Microsoft a décidé de créer un faux standard ouvert pour les +documents, et a obtenu son approbation en corrompant l'ISO (Organisation +internationale de normalisation). Le format était conçu à partir d'un brevet +que Microsoft avait déposé. Microsoft est suffisamment puissante pour +pouvoir partir d'un brevet et concevoir un format ou un protocole qui +utilise ce brevet (que ce soit utile ou non), de telle manière qu'il +n'existe aucun moyen d'être compatible, sauf à utiliser la même +idée. Ensuite, avec ou sans l'aide d'organismes de normalisation corrompus, +Microsoft peut en faire un standard de fait. Par son seul poids, elle peut +inciter les utilisateurs à recourir à ce format, ce qui lui donne une +mainmise au niveau mondial. Il faut montrer aux hommes politiques ce qui se +passe réellement dans ces domaines. Il faut leur expliquer pourquoi cela +n'est pas bon.

+ +

J'ai entendu dire que la raison pour laquelle la Nouvelle-Zélande veut +mettre en place des brevets logiciels est qu'une grande entreprise cherche à +obtenir des monopoles. Limiter les libertés de chacun afin qu'une seule +entreprise puisse augmenter ses profits, c'est être l'antithèse absolue d'un +homme d'Etat.

+ +

J'aimerais maintenant passer aux questions-réponses.

+ +
Q :
+
Quelle est l'alternative ?
+ +
RMS :
+
Pas de brevets logiciels. Je sais que cela fonctionne bien. Je travaillais +dans cette discipline avant l'apparition des brevets logiciels. Les gens +développaient des logiciels et les distribuaient de différentes manières, +sans avoir à craindre un procès de la part d'un titulaire de brevet. Les +brevets logiciels sont une réponse à un faux problème, il n'y a donc pas à +rechercher d'autres solutions.
+ +
Q :
+
Comment les développeurs sont-ils récompensés ?
+ +
RMS :
+

Il existe de nombreux moyens. Mais les brevets logiciels n'ont rien à voir +avec cela. N'oubliez pas que si vous développez des logiciels, les brevets +logiciels ne vous aideront pas à obtenir ce que vous cherchez à obtenir.

+ +

Il existe différents types de développeurs de logiciels, qui recherchent des +choses différentes. Dans les années 80, j'ai développé certains logiciels +importants, et la récompense que je recherchais était de voir plus de gens +utiliser un ordinateur en toute liberté. J'ai obtenu cette récompense, au +moins partiellement – tout le monde ne dispose pas de cette liberté. Mais +les brevets logiciels n'auraient fait que m'en empêcher.

+ +

D'autres personnes développent des programmes parce qu'ils veulent gagner de +l'argent. Pour eux aussi, les brevets logiciels sont une menace, car vous +n'allez rien gagner si le titulaire d'un brevet vous oblige à tout lui +donner ou vous fait fermer.

+ +
Q :
+
Comment faire pour lutter contre le plagiat et…
+ +
RMS :
+

Le plagiat n'a rien à voir là-dedans. Absolument rien à voir.

+ +

Le plagiat représente le fait de copier le texte d'une œuvre en prétendant +l'avoir écrit soi-même. Mais les brevets ne concernent en rien le texte +d'une œuvre. Ils n'ont aucun lien avec le plagiat.

+ +

Si vous écrivez une œuvre et que cette œuvre s'appuie sur certaines idées +(ce qui est toujours le cas), il n'y a aucune raison de supposer que les +brevets concernant ces idées vous appartiennent. Plus vraisemblablement, ils +appartiennent à beaucoup d'autres personnes, la plupart étant des +mégacorporations, et elles sont toutes en position de vous poursuivre. Vous +n'avez même pas à vous soucier [du risque de plagiat]. Avant même d'en être +arrivé au point où quelqu'un d'autre pourrait vous copier, vous vous serez +fait plumer.

+ +

Vous confondez droit des brevets et droit d'auteur, j'en ai peur. Les deux +n'ont rien à voir. Je vous ai expliqué ce que le système de brevets faisait +au logiciel, mais je pense que vous ne me croyez pas, parce que vous avez +entendu parler de ce que fait le droit d'auteur et vous confondez les +deux. Vous supposez que ce que fait l'un, l'autre le fait aussi ; or ce +n'est pas le cas. Si vous écrivez du code, les droits d'auteur sur ce code +vous appartiennent, mais si ce code met en œuvre des idées, et que certaines +d'entre elles sont brevetées par d'autres, ces derniers peuvent vous +poursuivre.

+ +

Avec le droit d'auteur, lorsque vous écrivez le code vous-même, vous n'avez +pas à craindre que quelqu'un d'autre vienne vous poursuivre, car le droit +d'auteur n'interdit que la copie. En fait, même si vous écrivez du code +totalement identique au code de quelqu'un d'autre, si vous prouvez que vous +ne l'avez pas recopié, ce sera un moyen de défense, car le droit d'auteur ne +restreint que le fait de recopier. Il ne s'intéresse qu'à la paternité d'une +œuvre [et non aux idées qui y sont développées], donc son objet est +fondamentalement distinct de celui des brevets, et ses conséquences sont +radicalement différentes.

+ +

Je ne suis pas toujours d'accord avec la manière dont les gens utilisent le +droit d'auteur et je me suis exprimé à ce sujet. Mais c'est une question +totalement différente, sans aucun lien avec celle d'aujourd'hui. Si vous +pensez que le droit des brevets aide ceux qui développent des logiciels, +cela veut dire que vous avez une image complètement fausse de ce que fait le +droit des brevets.

+ +
Q :
+
Ne vous méprenez pas. Je suis de votre côté.
+ +
RMS :
+
OK, mais vous avez quand même une image faussée. Je ne vous le reproche pas, +car vous avez été victime de désinformation.
+ +
Q :
+
J'écris des logiciels à des fins commerciales ; suis-je protégé si je les +considère comme des boites noires et que je les garde secrets ?
+ +
RMS :
+
Je ne veux pas discuter de ce problème, car je suis contre ces pratiques, je +pense qu'elles sont contraires à l'éthique, mais il s'agit d'un problème +distinct.
+ +
Q :
+
Je comprends.
+ +
RMS :
+
Je ne veux pas changer de sujet et faire l'éloge de quelque chose que je +désapprouve. Mais comme il s'agit d'un sujet différent, je préfère ne pas +l'aborder.
+ +
Q :
+
Notre Fondation pour la recherche, la science et la technologie, qui doit +probablement être l'équivalent de votre Fondation nationale pour la science, +offre des bourses de recherche et développement, et l'un des points sur +lesquels elle insiste particulièrement est que les idées qu'elle a contribué +à financer soient si possible protégées par des brevets.
+ +
RMS :
+
Cela ne devrait pas être le cas dans le domaine des logiciels, car les idées +informatiques ne devraient pas pouvoir être brevetées par qui que ce +soit. Mais ce que vous voyez ici, plus généralement, n'est qu'un exemple de +plus de la corruption généralisée de notre société, qui place les fins +commerciales au-dessus de toutes les autres. Je ne suis pas communiste et je +ne souhaite pas abolir le commerce, mais lorsqu'on en arrive au commerce +par-dessus tout, dans tous les domaines de l'existence, cela me semble +dangereux.
+ +
Q :
+
Richard, si vous vous adressiez à la Fondation, peut-être pourriez-vous leur +proposer d'autres solutions pour qu'un petit pays comme la Nouvelle-Zélande +puisse gagner de l'argent au travers des logiciels ?
+ +
RMS :
+
Les brevets logiciels n'aident personne à gagner de l'argent avec des +logiciels. Ce qu'ils signifient, c'est que vous risquez un procès si vous +essayez.
+ +
Q :
+
Et cela empêche la Nouvelle-Zélande de construire son économie en s'appuyant +sur les logiciels.
+ +
RMS :
+
Désolé, mais quand vous dites « cela », je ne comprends pas bien à quoi vous +faites référence. Avec les brevets logiciels, ce que vous décrivez devient +compliqué pour tout le monde. Si la Nouvelle-Zélande autorise les brevets +logiciels, il sera difficile pour qui que ce soit dans le pays de développer +des programmes et de les distribuer, à cause du risque de procès. Les +brevets logiciels n'ont rien à voir avec le fait de développer un logiciel +et de s'en servir.
+ +
Q :
+
Donc, en termes de développement économique, la Nouvelle-Zélande serait +mieux protégée en n'ayant pas de droit des brevets.
+ +
RMS :
+

Oui. Vous voyez, chaque pays a son propre système de brevets et ils +fonctionnent tous de manière indépendante, sauf entre les pays qui ont signé +des traités disant : « Si vous avez un brevet dans tel pays, vous pouvez +venir chez nous avec votre demande de brevet et nous la prendront en compte +à la date à laquelle vous l'avez faite là-bas. » Mais à part ça, chaque pays +a ses propres critères concernant ce qui est brevetable et possède ses +propres séries de brevets.

+ +

Il en découle que, dans la mesure où les États-Unis autorisent les brevets +logiciels et pas la Nouvelle-Zélande, n'importe qui dans le monde, y compris +des Néo-Zélandais, peut obtenir des brevets américains et poursuivre de +pauvres Américains chez eux. Mais personne ne peut obtenir de brevet +permettant de poursuivre un Néo-Zélandais chez lui. Vous pouvez être certain +que [si la Nouvelle-Zélande les autorise] presque tous les brevets logiciels +appartiendront à des étrangers qui les utiliseront pour matraquer n'importe +quel développeur néo-zélandais dès que l'occasion se présentera.

+ +
Q :
+
Depuis l'affaire Hughes Aircraft, je crois que c'était dans les +années 1990...
+ +
RMS :
+
Je ne connais pas cette affaire.
+ +
Q :
+
Eh bien en fait la Nouvelle-Zélande autorise les brevets logiciels. Ce n'est +pas comme si nous entrions en territoire vierge, cela existe déjà.
+ +
RMS :
+

Je ne sais pas, mais j'avais cru comprendre qu'il allait y avoir une +décision au niveau législatif sur l'opportunité ou non d'autoriser les +brevets logiciels. Ceci dit, les offices de brevets se montrent souvent +réceptifs au lobbying que les mégacorporations exercent au travers de +l'OMPI.

+ +

L'OMPI, comme le nom le laisse supposer, œuvre dans le mauvais sens, car +l'usage du terme « propriété intellectuelle » ne fait qu’accroître la +confusion. L'OMPI tire une grande partie de ses ressources des +mégacorporations et utilise ces ressources pour inviter les responsables des +offices de brevets à des séminaires dans des destinations paradisiaques. Ce +qu'on leur apprend dans ces séminaires, c'est à contourner la loi pour +accorder des brevets dans des domaines où ils sont normalement interdits.

+ +

Dans de nombreux pays, il existe des lois et une jurisprudence qui posent +que les logiciels en tant que tels ne peuvent être brevetés, que les +algorithmes ne peuvent être brevetés, ou que les algorithmes +« mathématiques » (personne ne sait exactement ce qui rend un algorithme +mathématique ou non) ne peuvent être brevetés, et il existe divers autres +critères qui, interprétés normalement, devraient exclure les logiciels du +champ des brevets. Mais les offices de brevets tordent la loi pour les +autoriser malgré tout.

+ +

Par exemple, de nombreuses inventions sont en réalité des brevets logiciels, +mais sont décrites comme un système incluant un processeur, de la mémoire, +des interfaces d'entrée/sortie et d'acquisition des instructions, ainsi que +des moyens d'effectuer un calcul particulier. Au final, ce qui est décrit +dans le brevet, ce sont les différents éléments d'un ordinateur classique, +mais cela leur permet de dire : « C'est un système physique que nous +souhaitons breveter. » En réalité, cela revient à breveter un logiciel +installé sur un ordinateur. Les subterfuges utilisés sont légion.

+ +

Les offices de brevets cherchent généralement à détourner la loi pour +accorder plus de brevets. Aux États-Unis, les brevets logiciels ont été +créés en 1982 par une décision de la Cour d'appel compétente pour les +affaires de brevets, qui a mal interprété une décision de la Cour suprême +rendue l'année précédente et l'a appliquée à mauvais escient. Dans une +décision récente, il semble que la Cour d'appel ait enfin admis qu'elle +s'est trompée depuis le début, et il est possible que cette décision nous +débarrasse de tous les brevets logiciels, à moins qu'elle ne soit renversée +par la Cour suprême. La Cour suprême est en train de l'examiner, et nous +devrions savoir dans moins d'un an si nous avons gagné ou perdu.

+ +
Q :
+
Dans l'hypothèse où cette affaire se terminerait en faveur des brevets, +existe-t-il aux États-Unis un mouvement pour promouvoir une solution +législative ?
+ +
RMS :
+
Oui, et cela fait à peu près 19 ans que je milite en faveur de cette +solution. C'est un combat que nous menons dans de nombreux pays.
+ +
Q :
+
Où placeriez-vous dans votre univers le cas de I4i ?
+ +
RMS :
+
Je n'ai aucune idée de ce dont il s'agit.
+ +
Q :
+
Il s'agit de l'affaire dans laquelle Microsoft a presque dû cesser de +commercialiser Word, parce que le logiciel enfreignait un brevet canadien.
+ +
RMS :
+
Ah oui, ça. C'est juste un exemple qui illustre le danger que représentent +les brevets logiciels pour tous les développeurs. Je n'aime pas ce que fait +Microsoft, mais c'est un autre problème. Il n'est pas bon que quelqu'un +puisse poursuivre un développeur de logiciels et dire : « Vous ne pouvez pas +distribuer tel logiciel. »
+ +
Q :
+
Le monde dans lequel nous vivons n'est évidemment pas parfait, et nous nous +heurtons quelquefois aux brevets logiciels. Pensez-vous qu'il faudrait +accorder un privilège aux chercheurs, leur permettant d'ignorer les brevets +logiciels de la même manière que la législation sur le droit d'auteur leur +permet d'effectuer des recherches sur des œuvres protégées par ce dernier ?
+ +
RMS :
+
Non, chercher une solution partielle est une erreur, car nos chances de +mettre en place une solution complète sont bien plus élevées. Toutes les +personnes impliquées dans le développement et la distribution de logiciel, à +l'exception de celles qui travaillent dans les mégacorporations, vont se +rallier au rejet total des brevets logiciels lorsqu'elles verront à quel +point ils sont dangereux. En revanche, proposer une exception pour une +catégorie particulière ne ralliera que les membres de cette catégorie. Ces +solutions partielles sont des leurres. Les gens disent : « Bon, on ne peut +pas résoudre le problème une bonne fois pour toutes, j'abandonne. Je propose +une solution partielle. » Mais ces solutions partielles ne mettront pas les +développeurs de logiciels à l'abri.
+ +
Q :
+
Cependant vous ne vous opposeriez pas à une solution partielle, pas +nécessairement limitée aux brevets logiciels, comme l'utilisation à des fins +d'expérimentation qui pourrait être une bonne solution pour les brevets +pharmaceutiques ?
+ +
RMS :
+
Je ne m'y opposerais pas.
+ +
Q :
+
Mais ce que vous dites, juste pour être bien clair, c'est que vous ne pensez +pas que ce soit applicable au logiciel.
+ +
RMS :
+
Une solution qui ne sauve que certains d'entre nous, ou seulement certaines +activités, ou élimine seulement la moitié des brevets logiciels, cela +revient à dire : « On pourrait peut-être enlever la moitié des mines du +champ de mines. » C'est un progrès, mais ça n'élimine pas le danger pour +autant.
+ +
Q :
+
Vous avez parlé de ce sujet aux quatre coins de la planète. Quel a été +l'impact ? Certains gouvernements ont-ils apporté des changements, ou +renoncé aux brevets logiciels ?
+ +
RMS :
+
Certains. En Inde, il y a quelques années, il y a eu une tentative pour +autoriser explicitement les brevets logiciels dans la loi. Le projet a été +abandonné. Il y a quelques années, les États-Unis ont proposé un traité +commercial, un traité de « libre-exploitation » à l'Amérique Latine. Ce +traité a été bloqué par le président du Brésil, qui s'est opposé aux brevets +logiciels et à d'autres dispositions insidieuses concernant l'informatique, +et cela a fait capoter l'ensemble du traité. Il semble que c'était le seul +point que les États-Unis tenaient à imposer au reste du continent. Mais on +ne peut tuer ces projets pour de bon. Certaines entreprises ont des équipes +à plein temps qui recherchent des moyens de subvertir tel ou tel pays.
+ +
Q :
+
Dispose-t-on de données chiffrées sur ce qui se passe au plan économique +dans les communautés innovantes des pays dénués de droit des brevets ?
+ +
RMS :
+

Il n'y en a pas. Il est presque impossible de mesurer ce genre de choses. En +réalité, je ne devrais pas dire qu'il n'y en a pas. Il y en a un peu. Il est +très difficile de mesurer l'effet du système de brevets, car vous allez +comparer la réalité avec un monde fictif, sans aucun moyen de savoir ce qui +se passerait vraiment.

+ +

Ce que je peux dire, c'est qu'avant l'apparition des brevets logiciels, il y +avait beaucoup de développement logiciel. Pas autant qu'aujourd'hui, bien +sûr, car il n'y avait pas autant d'utilisateurs d'ordinateurs.

+ +

Combien d'utilisateurs d'ordinateurs y avait-il en 1982, même aux +États-Unis ? C'était une toute petite partie de la population. Mais il y +avait des développeurs de logiciels. Ils ne disaient pas : « Nous avons +absolument besoin de brevets. » Ils ne se retrouvaient pas poursuivis pour +infraction à un brevet après avoir développé un programme. Mais le peu de +recherche économique que j'aie pu voir montre qu'apparemment les brevets +logiciels ont entraîné non pas un accroissement de la recherche, mais un +transfert de ressources de la recherche vers les brevets.

+ +
Q :
+
Pensez-vous qu'il puisse y avoir un regain d'intérêt pour les secrets de +fabrication ?
+ +
RMS :
+
Non. Avant l'apparition des brevets logiciels, de nombreux développeurs +gardaient les détails de leurs programmes secrets. Mais habituellement, ils +ne gardaient pas secrètes les idées générales, parce qu'ils se rendaient +compte que la majeure partie du travail de développement d'un bon logiciel +résidait, non pas dans l'élaboration d'idées générales, mais dans la mise en +œuvre conjointe de nombreuses idées. Ils publiaient donc – ou laissaient +leurs salariés publier – les nouvelles idées intéressantes qu'ils avaient +eues dans des revues universitaires. Maintenant, ils brevètent ces idées +nouvelles. Cela n'a rien à voir avec le fait de développer des programmes +utiles, et partager certaines idées avec d'autres ne leur donne pas un +programme. Par ailleurs, les milliers d'idées que vous avez combinées dans +votre programme sont de toute façon bien connues, pour la plupart.
+ +
Q :
+
Pour renforcer ce que vous venez de dire, j'ai entendu récemment une +interview de l'un des fondateurs de PayPal, qui disait que son succès +reposait à 5% sur des idées et à 95% sur leur mise en œuvre, ce qui confirme +votre point.
+ +
RMS :
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Je suis d'accord.
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SF :
+
Très bien. Richard a ici des autocollants qui sont gratuits +[free], je crois.
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RMS :
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Gratis.1 Et ceux-là +sont à vendre.
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SF :
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Vous êtes les bienvenus si vous souhaitez nous rejoindre. Ce fut un débat +très constructif. Merci Richard.
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Cette conférence est publiée dans Free +Software, Free Society: The Selected Essays of Richard +M. Stallman [en].

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+ + +
Note de traduction
    +
  1. Le mot anglais free peut signifier +« libre » (comme dans « libre expression » ou « logiciel libre »), ou bien +« gratuit ». Cela pose problème dans l'interprétation de free +software, c'est pourquoi RMS utilise le mot gratis quand +il s'agit de gratuité. 
  2. +
+ + + + + + + + -- cgit v1.2.3